Jeudi 2 mars 2017

Jeudi 2 mars 2017
«Le Grand Récit »
Michel Serres

L’Histoire commence avec l’écriture. Voilà un consensus général qui réunit tous les Historiens.

C’est ce que nous avons appris à l’école.

Michel Serres part de ce constat :

«Pour faire une philosophie de l’Histoire, il faut avoir une bonne définition de l’Histoire. Or tous les historiens sont d’accord pour dire que l’Histoire commence avec l’écriture. C’est l’invention de l’écriture qui constitue le commencement de cette discipline. »

Avant l’Histoire, il y a la période qui précède l’Histoire et à laquelle on a donné naturellement le nom de Préhistoire. Mais pour Michel Serres, les choses ne sont pas aussi claires.

«La plupart des historiens célèbrent, avec raison d’ailleurs, la mémoire, ils disent que l’Histoire est la mémoire collective des hommes. […]

Je trouve, quant à moi, que l’Histoire qui commence avec l’écriture peut se définir par une série d’oublis.

Et les oublis sont les suivants :

Si l’Histoire commence avec l’écriture, [qu’est-ce que cela signifie] pour les civilisations et les cultures sans écriture ?

Ce sont des hommes comme nous, ce sont des cultures comme les nôtres, avec des religions, quelquefois des comptages, quelquefois des sciences mais pas d’écriture. Ils seraient donc « Sans Histoire » ? Cette décision-là, de couper l’humanité entre ceux qui ont l’écriture et ceux qui n’en ont pas, fait que nous considérerons donc que ces gens-là sont en dehors de l’Histoire. Et c’est quand même assez grave de dire qu’ils sont préhistoriques alors qu’ils sont nos contemporains. Voilà le premier oubli.

Cet oubli est compensé par une science humaine au sens technique mais aussi  humaniste qui est l’ethnologie qui s’occupe justement des populations sans écriture et pallie l’oubli de l’Histoire.

Mais si on remonte, que s’est-il passé lorsque les hommes ont émergé à l’Humanité elle-même ? On a longtemps oublié ces hommes. Mais une science humaine, au sens technique et humaniste, pallie cet oubli-là. Cette science, c’est la Préhistoire. La Préhistoire s’occupe de nos ancêtres en tant que personne et culture, antérieurement à l’écriture.

J’ai ainsi remonté de condition en condition. Et je remonte au moment où l’Homme est devenu homo sapiens sapiens et je vais au-delà vers les hominidés, puis nos ancêtres communs avec les bonobos et les singes. […] On s’aperçoit alors qu’on plonge dans une nouvelle discipline, une nouvelle science qui pallie les oublis des autres sciences, il s’agit d’une science qui selon Darwin étudie l’évolution de la totalité du vivant. Et là on remonte à plus de 3 milliards d’années jusqu’au premier être vivant, la première molécule qui a su se dupliquer. C’est aussi de l’Histoire.

D’ailleurs cette discipline on l’a bien nommé : « L’histoire naturelle » qui pallie les autres oublis.

Mais voyons un peu…

Cette molécule qui s’est dupliqué, elle était elle-même dans une mer de molécules qui ne se dupliquaient pas et qui était non du domaine du vivant mais du domaine de l’inerte. […]

Ces molécules qui ont jailli de la soupe primitive de molécules qui ne se dupliquaient pas, ont jailli parce qu’elles ont bénéficié d’un habitat favorable à cette activité et à cette existence. Et cet habitat, c’est la planète.

Et cette planète n’a pas d’histoire ?

Et bien si, elle a une histoire. La Géophysique s’occupe de cette Histoire.

Et ainsi de suite on peut remonter de la géophysique au système solaire qui lui aussi à une Histoire. Et du système solaire on remonte à la galaxie et de la galaxie on remonte au big bang etc.

Mais pourquoi dites-vous que vous parlez d’Histoire, puisque l’Histoire commence avec l’écriture ?

Nous y sommes, c’est maintenant qu’il faut bien réfléchir.

Toutes les sciences dont j’ai parlé, que ce soit la géophysique, que ce soit l’Histoire naturelle, la cosmologie, l’astronomie, comment ont-elles fait pour arriver au résultat dont j’ai parlé ?

Réponse : Toutes ont su, à un moment, dater leurs objets !

Et une des grandes découvertes de toutes ces sciences c’est cette datation. Toutes les sciences savent dater.

L’Histoire naturelle sait dater, l’apparition d’une espèce, la disparition d’une espèce. […].

Comment ces sciences font-elles pour dater leurs objets ?

C’est très simple : parce qu’elles découvrent des traces et que ces traces sont considérées comme une écriture et qu’il est question de la décoder. […]

Par exemple une roche volcanique était liquide au moment de l’éruption et lorsqu’elle se solidifie, elle conserve, en son sein, la trace du magnétisme de l’époque. Donc on peut lire sur la roche l’état du magnétisme de l’époque de sa création donc de l’époque en question.»

Michel Serres explique très bien que l’écriture est un code qui permet de transmettre une information. Pour pouvoir comprendre et assimiler cette information, il faut connaître ce code et donc savoir décoder.

Les traces que ces différentes sciences arrivent donc à décoder sont une écriture !

«Toutes les sciences s’adonnent justement à cet exercice-là, lire des traces et donc lire une écriture qu’il s’agit de décoder..

Quand on dit que l’Histoire commence avec l’écriture, alors les vivants ont une Histoire, alors les civilisations sans écriture ont une Histoire, alors la planète a une Histoire, la galaxie a une Histoire, l’Univers entier a une Histoire qui commence avec le big bang.

Une fois que ces sciences ont daté leurs objets, ces objets peuvent s’aligner dans une suite chronologique telle que je l’ai appelée le grand récit.

C’est-à-dire qu’à partir du big bang on peut raconter comment s’est développé l’Univers, puis comment en refroidissant il a donné des étoiles, puis des planètes, des vivants, des espèces de faune et de flore jusqu’à l’Homme. Cela fait donc un grand récit.

Ce grand récit a une particularité qui le rapproche de l’Histoire. C’est le suivant : c’est que les savants qui datent leur objet, ils ne croient pas à quelques finalités qui soient.

Cette Histoire dès qu’on la regarde en aval, il n’y a pas de finalité, on ne peut pas le prévoir.

Mais quand on regarde en amont on peut expliquer comment cela s’est passé. […]»

Pour expliciter cette manière de faire, Michel Serres prend l’exemple de l’élection de Trump qu’aucun politicien n’a prévu. Mais maintenant que l’évènement est arrivé, tous les analystes vont trouver les causes, voire les multiples causes qui ont conduit à ce résultat

«Cette encyclopédie qui relie toutes les sciences dans une datation continue, chronologique est un récit littéraire.

Quand je raconte une Histoire à mes petits-enfants et quand je les vois le soir et que je leur dit où en étions-nous hier ? Ils me répondent nous en étions à : « Et alors … ».

Qu’est ce qui va se passer ? Il n’y a pas de finalité à mon affaire.

La grande Histoire est ainsi ce récit, ce grand récit qui nous vient du début de notre univers jusqu’à nous.»

Et si des historiens veulent encore protester en disant à Michel Serres que tout ceci est un peu éloigné de la réalité humaine, il leur répondra que ce n’est pas exact.

«Notre être organique multi cellulaire et notre ADN est formé de molécules très anciennes. Notre corps est composé essentiellement de 4 ou 5 atomes qui ont été créés il y a très longtemps dans le début de l’évolution de l’Univers. Nous sommes donc tous un composé de ce grand récit

Et si vous voulez en savoir encore plus vous avez cette belle émission de France Culture dont le titre est justement « Le grand récit »

C’est la première partie de son livre sur la philosophie de l’Histoire. Il aurait pu l’appeler le Grand récit, mais il a voulu donner le nom d’un personnage et il a choisi Darwin qui est celui qui nous a révélé l’évolution des espèces.

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